Glassdoor est-il en train de tuer la Marque Employeur ?
En 2008 au moment de la crise des subprimes, Warren Buffet – dont on connait le goût pour les bons mots – disait alors : « c’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignaient tous nus ».
Il parlait bien sûr du monde de la finance, mais le parallèle aurait alors pu être fait avec les politiques RH des entreprises. Car 2008, c’est aussi le moment où un site que tout le monde a oublié depuis commence à faire parler de lui : notetonentreprise.com. Le principe était simple : chacun pouvait anonymement noter et commenter son entreprise, sans autre forme de procès. Le buzz autour du site est tel que certaines entreprises désemparées ont voulu stopper l’hémorragie en lançant des poursuites judiciaires en diffamation contre ses auteurs. En 2010, lassés par les procédures, ils décident de mettre fin au service.
On aurait pu croire la Bête morte et enterrée. Mais parallèlement Glassdoor, une entreprise américaine fondée au même moment, gagne en visibilité… et connaît un destin plus proche de Facebook que de Copains D’avant. Si bien que fin 2014, le service ouvre pour la première fois une antenne dans un pays non-anglophone, en France. Vous n’en avez pas encore entendu parler ? Pourtant, votre entreprise est probablement déjà dans leur base de données !
Glassdoor prolonge le principe d’évaluation de l’entreprise par les collaborateurs, en permettant par exemple de poster sa rémunération, de noter les dirigeants, ou plus surprenant encore : d’évaluer et de décrire son entretien d’embauche. Glassdoor le bien nommé invite donc à plus de transparence et bouleverse complètement notre vision de la marque employeur soigneusement maîtrisée par les équipes de communication, de marketing RH ou encore de recrutement. Et cette lame de fond n’est pas prête de retomber, car Viadeo a lancé un service similaire le 17 juin dernier. A quoi peut-on donc s’attendre avec l’arrivée de ces nouveaux barbares ?
La désintermédiation de la relation sociale
Le premier impact immédiat d’un site comme Glassdoor est la transformation complète de notre système social en entreprise. Les Instances Représentatives du Personnelles, qu’elles soient déléguées du personnel ou membre du comité d’entreprise sont élues, et permettent en théorie aux salariés de parler d’une seule voix (ou presque). Dans la vision traditionnelle, elles négocient (les salaires, les congés), elles revendiquent (de meilleures conditions de travail, des avantages) et en retour elles informent et expliquent au corps social (les grandes orientations stratégiques, les réorganisations, etc.). Sauf que ces « forces de progrès » ne font pas exception à la défiance généralisée des Français envers les institutions. 68% d’entre eux déclarent en effet ne pas avoir confiance dans les syndicats. Dans le huis clos des négociations, toutes sortes d’arrangements peuvent être conclus qui échappent ainsi aux salariés. Et c’est précisément dans cette brèche qu’un Glassdoor peut s’engouffrer. Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier pays qui a été choisi pour son expansion est la France : il y a un marché pour le dialogue social, et une place à prendre.
Outre les IRP, l’autre impact porte bien sûr sur la communication en externe autour de la marque employeur. Qui de mieux que les salariés eux-mêmes pour parler de leur situation ? On pourrait d’ailleurs penser que la majorité des commentaires sur le site sont négatifs, partant de l’adage selon lequel une personne satisfaite le dit à une personne, contre dix quand elle est insatisfaite. Il n’en est rien, car Glassdoor se veut avant tout une plateforme de l’emploi. Plus qu’un simple « forum de rageux », c’est plutôt un LaFourchette de l’employeur. Une entreprise vous plait ? Postulez. Les entreprises peuvent d’ailleurs activer leur espace. Si elles ne peuvent maîtriser les avis, elles peuvent en revanche poster des annonces, ajouter des visuels ou des messages, et créer un nouveau canal de communication.
De potentiels retournement du « marché employeur »
Les classements ne manquent pas dans la presse pour hiérarchiser le potentiel d’attractivité des employeurs, notamment vis-à-vis des jeunes diplômés. Or pour beaucoup d’entre eux, l’attractivité se définit majoritairement par les produits de l’entreprise et leur côté glamour, ce qu’ils lisent de l’entreprise dans la presse, ou par la puissance du marketing RH de l’entreprise (la taille de leur stand dans les forums des écoles, le nombre de conférences qu’ils animent, etc.).
Et il existe parfois des dissonances entre l’image perçue et la réalité… ce qu’un Glassdoor peut typiquement débiaiser, en cassant cette asymétrie de l’information. Il ne serait donc pas surprenant que dans les mois ou années qui viennent, nous assistions à un véritable séisme dans ces classements, les candidats ne prenant plus pour argent comptant la communication des équipes de recrutement.
On peut aussi se poser la question de l’avenir des labels employeurs qui fleurissent (Great Place to Work, HappyAtWork de Meilleur-Entreprise.com par exemple). Vont-ils être supplantés par Viadeo et Glassdoor ? Si l’on poursuit l’analogie avec le monde culinaire, rien n’est moins sûr. Le classement Michelin, dont la légitimité n’est pas remise en question, n’a pas été détrôné par LaFourchette. Ces systèmes fonctionnent même en bonne complémentarité et adressent des usages / publics différents. Il y a fort à parier qu’au contraire, ces labels se renforcent avec ce changement d’approche.
De nouveaux chantiers pour les RH
Que peuvent donc faire les employeurs face à cette situation subie, sachant que juguler la libre expression des salariés n’est de toute évidence pas une option.
La première réponse est de repenser le parcours employé. A la manière d’un parcours client, un design d’expérience collaborateur semble inévitable. Depuis son « acquisition » jusqu’à son départ, comment gérer le cycle de vie du candidat ? De plus, il devient impératif de garantir la congruence entre image perçue et réalité. Sur ces points, les fonctions marketing et RH ont beaucoup à s’apporter mutuellement.
Un deuxième élément de réponse concerne de manière plus opérationnelle l’activité de Comp & Ben. Si son importance a été renforcée ces dernières années, son avenir semble même assuré face à la publication des salaires par poste. Les enjeux d’harmonisation et d’équité devront être parfaitement maîtrisés pour éviter de s’exposer à des situations publiques d’inégalité criantes.
Enfin, la communication interne et la RH doivent composer avec cette « multitude » et apprendre à la capter sur le principe du « if you can’t beat them, join them ». La libre parole des collaborateurs ne doit évidemment pas être muselée, mais accompagnée. La SNCF par exemple a conduit un certain nombre de cafés Twitter auprès de ses collaborateurs, pour leur expliquer le fonctionnement, les vices et les vertus de l’outil. Le but n’était pas d’imposer une ligne éditoriale, mais bien d’adopter une approche didactique quant à son usage.
Vers un double système de notation ?
Le rapport de force semble en apparence s’être inversé entre employeurs et candidats / collaborateurs, en faveur de ces derniers. Néanmoins, s’il y a une chose que le numérique nous a appris ces dernières années, c’est que ce rapport peut à nouveau s’inverser. Et si demain, à la manière d’Airbnb, les collaborateurs étaient forcés de sortir de leur anonymat pour s’exprimer sur leur entreprise ? Vous ne le savez peut-être pas, mais les chauffeurs d’Uber vous évaluent aussi après une course. Est-ce une pratique qui va se généraliser dans le marché de l’emploi ?