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Les nouveaux modèles organisationnels libèrent-ils vraiment l’entreprise ?

La dernière décennie a vu l’émergence de nombreux modèles d’organisation innovants, s’écartant sensiblement du modèle « traditionnel » de l’entreprise, et ayant de forts enjeux en matière de gestion du Capital Humain. Parmi ces modèles innovants, l’entreprise libérée et les organisations externalisées posent un certain nombre de questions sur des sujets de marque employeur, d’engagement, ou encore de développement des compétences.

A défaut de traiter le sujet de l’innovation organisationnelle de manière exhaustive, nous avons choisi de nous pencher plus particulièrement sur ces deux formes innovantes d’organisation et leurs impacts sur la gestion du Capital Humain.

Le modèle de l’entreprise libérée et ses impacts humains

Très à la mode ces derniers temps, en particulier suite à la diffusion du film Le Bonheur au Travail sur Arte en février dernier, le modèle de l’entreprise libérée date en fait du début des années 1990. On doit cependant l’engouement autour de ce concept à Isaac Getz, Docteur en Psychologie et Professeur à l’ESCP Europe.

La notion d’entreprise libérée s’appuie sur l’idée que les entreprises – que nous appellerons « traditionnelles » – sont engluées dans un magma de procédures, règlements, obligations de reporting ou encore mesure de la performance. L’ensemble de ces caractéristiques des entreprises traditionnelles, organisées en hiérarchie pyramidale, serait un frein à la performance, à l’innovation, mais aussi à l’engagement des salariés.

Il s’agit donc, pour une entreprise libérée, de s’affranchir de toutes ces contraintes.  En particulier, la notion de hiérarchie est largement remise en cause. En abolissant les contrôles inutiles et le poids de la hiérarchie et notamment du management intermédiaire, l’entreprise libérée accorde une plus grande autonomie et donc une plus grande confiance aux collaborateurs.

Ces dernières années, les exemples d’entreprises libérées ont fleuri un petit peu partout. Aux Etats-Unis, le mouvement compte notamment Zappos (site de e-commerce racheté par Amazon), où la notion de hiérarchie a été totalement supprimée, ainsi que Gore (qui commercialise le Gore-Tex), où l’on ne raisonne plus en termes de postes mais d’éventail de compétences mis à la disposition de l’entreprise. En France, Kiabi implique l’ensemble de ses collaborateurs dans la définition de la vision de l’entreprise, et encourage fortement l’actionnariat salarié.

 

A défaut de porter un jugement hâtif sur la pertinence ou non d’un tel modèle, essayons d’en imaginer les conséquences en matière de gestion du Capital Humain autour de 5 thématiques.

L’engagement

Le premier impact à prendre en considération est celui de l’engagement. Sur ce point, le modèle de l’entreprise libéré a le mérite d’être particulièrement clivant. On peut aisément imaginer que, ce modèle ne convenant pas à tout le monde, seuls les convaincus resteront dans une entreprise libérée, les autres préférant retourner à une entreprise au fonctionnement plus traditionnel. On ne prend alors pas trop de risques à affirmer que l’engagement moyen des salariés de l’entreprise s’en trouve accru.

La Marque Employeur

Au même titre que l’engagement, la marque employeur semble être un point fort de ce modèle. En jouant sur une culture d’entreprise très différenciée, l’entreprise libérée attire des profils qui intègrent l’organisation en connaissance de cause, et auront donc une plus grande propension à s’y épanouir. A titre d’exemple, Kiabi, que nous citions précédemment, a fait une entrée remarquée dans le top 10 du classement Great Place to Work (en 8ème position précisément) en 2015.

Le développement des compétences

Sur le sujet de l’acquisition des compétences, les conséquences du modèle semblent plus incertaines. On peut en effet imaginer que le travail en équipes non hiérarchisées favorise la transmission des savoirs. Néanmoins, cela revient à admettre que le management (et notamment les échelons intermédiaires) ne joue pas un rôle important dans cette transmission, notamment lors du départ d’un élément important de l’équipe.

Les parcours de carrières

Sur la question des parcours de carrière, l’impact de l’entreprise libérée semble à première vue plutôt négatif. La notion même d’évolution verticale est impossible, en particulier dans des cas « extrêmes » comme celui de Zappos où la hiérarchie a été entièrement balayée. Par ailleurs, les possibilités de mobilité horizontale paraissent également plus incertaines, dans la mesure où l’on passe d’une organisation structurée à une organisation en nébuleuse.

L’échiquier politique de l’entreprise

L’entreprise libérée célèbre le collectif, en mettant les egos individuels et les envies de pouvoir de côté. En théorie, on peut donc imaginer que cela supprime entièrement la notion même de rapport de force entre les personnes. Mais qu’en est-il en pratique ? L’absence de leaders facilement identifiables signifie-t-elle une véritable égalité entre les collaborateurs, ou obtient-on au contraire des leaders tacites ? Dans la deuxième hypothèse, cela aurait pour conséquence de rebattre voire de complexifier l’échiquier politique de l’entreprise.

L’entreprise libérée, que l’on y adhère ou pas, est un modèle qui s’écarte radicalement de l’entreprise traditionnelle. Sans aller aussi loin, l’exemple de Dell dans l’innovation organisationnelle est à prendre en considération. L’entreprise américaine, 3ème constructeur mondial d’ordinateur, a mis en place des Employee Resource Groups (ERG) pour décloisonner l’organigramme. Ces ERG sont des communautés réunissant des salariés du groupe autour de thématiques particulières, et ont pour vocation de stimuler l’innovation en faisant émerger des idées par d’autres voies que la voie hiérarchique. Si l’entreprise libérée est un parti pris très fort pour une entreprise, il existe ainsi d’autres initiatives intéressantes et probablement moins radicales, qu’il peut être intéressant d’étudier.

Le modèle de l’entreprise libérée, quoique très innovant, a au moins en commun avec l’entreprise traditionnelle d’avoir à gérer des salariés internes à l’organisation. La montée en puissance de la « gig economy », et le développement rapide d’entreprises externalisées quelle implique, propose quant à elle de nouveaux défis à relever pour des entreprises telles qu’Uber.

 

Les enjeux humains de l’entreprise externalisée

La « gig economy » ou « économie des petits boulots » est une des grandes tendances de ces dernières années. Cette évolution est très bien résumée par une phrase de Robin Chase, co-fondatrice de Zipcar : « Mon père a exercé un seul métier dans sa vie professionnelle, j’en ai exercé 6, mes enfants en exerceront 6 en même temps ».

L’expansion fulgure de cette nouvelle économie, si elle est en partie due à la crise économique, ne semble pas pour autant près de s’arrêter. Les fers de lance qu’en sont Uber, TaskRabbit ou encore Blablacar fonctionnent tous en organisation externalisée. Ces organisations, où les « partenaires » de l’entreprise (à défaut de meilleur terme) n’en sont pas salariés, soulèvent d’intéressantes questions en matière de gestion du Capital Humain.

L’évaluation de la performance

Le sujet de l’évaluation de la performance se pose dans la mesure où les partenaires de l’entreprise n’ont ni de lien salarial, ni de lien managérial avec elle. Si l’évaluation ne peut, de toute évidence, pas être faite par la voie managériale, les partenaires sont en revanche en contact direct avec le client final. L’évaluation s’en trouve facilitée, puisque ce contact permet une évaluation en continu par le client. C’est notamment le cas d’Uber, dont les conducteurs sont notés à l’issue de chaque course. Néanmoins, quelle confiance faut-il accorder à ces évaluations ? Doit-on considérer le client comme étant fiable dans l’évaluation du partenaire ? Le problème réside dans le fait que le client évalue selon ses propres critères, qui ne sont pas connus nécessairement connus de l’entreprise. Ce biais est difficilement évitable, et rend l’analyse des évaluations plus difficiles. D’un autre côté, on peut considérer que même biaisée, l’évaluation par le client final est la plus pertinente, si ce n’est la seule qui importe.

Aller plus loin avec notre récent article sur ce sujet

La marque employeur

Pour une entreprise traditionnelle, l’omniprésence actuelle des réseaux sociaux bouleverse les stratégies de marque employeur. Chaque salarié devient un média, qu’il est inutile voire contre-productif d’essayer de censurer. Ce constat est encore plus prégnant au sein d’une entreprise externalisée. Dans ces conditions, il devient capital de faire du partenaire un allié et non un détracteur. La récente baisse de 20% des tarifs d’Uber est un exemple marquant du besoin de réinventer le dialogue social entre l’entreprise externalisée et ses partenaires. Cette baisse de prix, qui devrait cependant – le passé l’a prouvé – être compensée par une augmentation de la demande et donc du nombre de courses/horaire, a été très mal perçue par les conducteurs, qui se sont par conséquent retournés contre l’entreprise.

L’engagement

Enfin, le sujet de l’engagement nécessite également de nouvelles réflexions dans le cadre d’une entreprise externalisée. Comment réussir à favoriser ou seulement maintenir l’engagement, lorsque les partenaires ne sont pas directement liés à l’entreprise ? Sur ce point, la marge de manœuvre de l’entreprise semble plus limitée que dans une entreprise traditionnelle. Mais le défi n’est pas perdu d’avance pour autant. Il s’agit, dans ces conditions, de trouver des pratiques innovantes pour construire une communauté de partenaires engagés et un sentiment d’appartenance à l’entreprise.

Dans le documentaire d’Arte que nous citions en introduction, Jean-François Zobrist, fervent défenseur de l’entreprise libérée, déclarait que « pour rendre les salariés heureux, il fallait supprimer les RH ». L’ironie du sort est que de toute évidence, les nouveaux modèles d’organisation dont fait partie l’entreprise libérée ont d’importants défis RH à relever.