Tête de nudge : le coup de pouce à vos politiques RH
Difficile d’imaginer qu’il existe un point commun entre Barack Obama, les toilettes de l’aéroport d’Amsterdam et Google… Mais c’est pourtant ce que réussit un livre qui pourrait changer votre vision de l’homme en tant qu’animal économique. Intitulé sobrement Nudge – que l’on pourrait traduire par « coup de pouce » en Français – et rédigé en 2008 par deux économistes américains, Richard Thaler et Cass Sunstein, l’ouvrage présente le fruit de leurs travaux sur les sciences comportementales. Et à mesure que des expérimentations établissent son efficacité, la puissance du nudge gagne en notoriété, battant en brèche un grand nombre d’idées reçues. L’exemple le plus célèbre et peut-être un peu surutilisé est celui des toilettes de l’aéroport d’Amsterdam Schiphol. En plaçant adéquatement un autocollant de mouche sur les urinoirs, les frais de nettoyage ont chuté de 20%.
Quel est donc cet « art de la manipulation », comme le décrivent certains détracteurs ?
Einstein vs Homer Simpson
Aux fondements de leur théorie, une idée : l’homo economicus est une vue de l’esprit. Même en se voyant offrir la perspective de suffisamment de motivations (financières, matérielles, statutaires), nous ne sommes pas des agents rationnels. Nos choix sont dictés par nos deux vitesses de pensée, les fameux système 1 / système 2 du psychologue Daniel Kahneman, qui lui ont valu le prix Nobel d’économie. Le système 2 est celui qui prévaut au moment de faire des choix conscients très engageants ou nécessitant beaucoup d’analyse : acheter une voiture, aider ses enfants à résoudre leurs problèmes de maths, comprendre la fin de Lost… Notre système 1 quant à lui, est beaucoup plus rapide, plus instinctif mais plus irrationnel, et nous permet de libérer notre cerveau de tous les choix que nous avons à faire (jusqu’à 1000 par jour selon les études). C’est ce même système qui nous empêche de passer deux heures au supermarché à comparer les vertus de deux lessives différentes, et qui nous fait choisir celle dont on a vu la publicité en dernier. En fait, le système 1 a la fâcheuse tendance à nous transformer en Homer Simpson pour reprendre l’exemple de Thaler et Sunstein.
Illustration avec un petit test de pensée chez vous : une batte de baseball et une casquette coûtent 1,10 € au total. La batte coûte 1 € de plus que la balle. Combien coûte la balle ?
Si vous avez répondu 10 centimes, c’est votre système 1 qui a parlé. La réponse est fausse mais félicitations, vous êtes humain…
Un jugement qui nous biaise
De plus, nous sommes perclus de biais qui orientent nos décisions, généralement dans le mauvais sens :
- L’empirisme : nous nous raccrochons à ce que nous connaissons, aux exemples les plus proches de nous ou les plus marquants. De plus, nous comparons les choses entre elles. C’est par exemple la raison pour laquelle la majorité des gens est prête à faire 20 km pour économiser 5 € sur un produit à 10 €, mais ne feront pas ce trajet pour économiser 5 € (la même somme) sur un produit à 100 €. Economiquement absurde, car le coût évité est le même en valeur absolue ;
- L’optimisme : nous avons tendance à nous penser systématiquement supérieurs à la moyenne. La quasi-totalité des jeunes mariés pensent par exemple qu’ils vont pouvoir échapper à la règle du mariage sur deux qui se termine en divorce ;
- Notre aversion aux risques et aux pertes : nous répugnons à changer, et nous préférons ne pas gagner une somme d’argent plutôt que de la perdre ;
- La formulation : la façon dont un problème nous est présenté nous influence grandement ;
- Le panurgisme : le comportement des autres nous influence beaucoup. Par exemple les lettres de relance du fisc américain portant le message « 9 personnes sur 10 dans votre situation ont déjà payé leurs impôts » fonctionnent mieux que les menaces de sanctions ;
- Les décalages temporels (autrement appelée la « clause du grand-père » en politique publique française) : nous sommes plus susceptibles d’accepter un changement si on nous rassure sur le fait qu’il prendra effet « plus tard ».
Pour résumer, nous sommes donc prisonniers de nos propres limites : nos décisions ont un impact souvent néfaste sur l’économie du ménage, notre santé, la protection de la planète ou nos habitudes de consommation.
Paternalisme libéral
C’est la raison pour laquelle les adeptes du nudge prônent un paternalisme libéral. Le principe est en quelque sorte de « faire le bonheur des gens malgré eux » (la partie paternaliste) en décidant quel choix par défaut leur est le plus bénéfique. Toutefois, l’idée sous-jacente n’est pas de leur imposer, donc en leur laissant la possibilité de s’écarter de ce choix par défaut s’ils le désirent : c’est la partie libérale.
En véritables « architectes du choix », les nudgeurs tentent donc de jouer sur nos biais personnels pour que nos comportements (qu’ils soient liés à l’ignorance, à la paresse… plus globalement à notre système 1) soient à notre avantage ou à celui de la communauté. Barack Obama a par exemple engagé Sunstein pour l’épauler dans la mise en place de politiques publiques, et David Cameron a notoirement constitué une nudge squad pour les mêmes raisons.
Corporate nudging
Mais la politique n’est pas le seul terrain d’application du nudge. L’entreprise est évidemment un terreau fertile à ce genre de pratiques. Google (encore eux) a par exemple mis en application le concept pour améliorer la santé de leurs collaborateurs. La nourriture étant gratuite et à volonté chez eux, l’impact sur les Homer Simpson, aussi brillants et éduqués soient-ils, est forcément non-négligeable. Ajoutons à cela des niveaux d’obésité aux Etats-Unis frôlant l’épidémie, et cela devient un sujet de santé de premier rang. Inspirés par les techniques de nudge, ils ont alors expérimenté la technique suivante : mettre en avant les fruits et aliments sains, et mettre dans des pots fermés voire des tiroirs les barres et bonbons.
Résultats : au niveau du bureau de NYC, 3 millions de calories consommées en moins sur l’espace de 7 semaines. Plutôt concluant.
Autre domaine d’application : l’épargne. De façon générale, les employés sous-utilisent les instruments d’épargne mis à leur disposition, y compris les plans d’épargne entreprise. Les recherches de nos deux économistes ont d’ailleurs prouvé que le choix par défaut proposé par les banques, assez conservateur, ne profite pas suffisamment aux salariés (petit conseil : choisissez la stratégie offensive avec plus d’actions et moins d’OAT, plus lucratif sur les périodes longues). Cela peut sembler être du confort, ou du « plus » pour des salariés Français. Mais bien épargner est néanmoins crucial dans certains pays (comme les Etats-Unis) où la protection sociale repose fortement sur des initiatives individuelles, comme pour les retraites entre autres.
Enfin, le nudge est un formidable outil pour lutter contre les inégalités et favoriser la diversité. Prenons le cas des inégalités salariales : une expérience a montré que les femmes recevant un petit nudge en forme de mail la veille de leurs entretiens annuels négocient mieux leurs augmentations. Plutôt que de lutter contre les discriminations de manière top-down, cette approche distribuée s’est avérée bien plus payante. Coût de l’opération : 0€.
Une recette miracle ?
Outre la santé, le C&B, la diversité, il existe bien d’autres domaines pour lesquels le nudge peut s’avérer une arme puissante en entreprise : la collaboration, le digital, la formation, la mobilité… En fait, son champ d’application n’a de limite que celle de nos ambitions.
Les clés pour un nudge réussi ? Un protocole de test, une architecture de choix claire, équilibrée, équitable, et un peu de courage managérial…
NB : 90% des personnes ayant lu ce billet en entier ont adopté le nudge. Et vous ?